Dans la région de Cap-Haïtien, en 1811, Henri Christophe, ancien esclave devenu premier roi noir de l'île, fait bâtir la forteresse Laferrière, une construction démesurée et délirante. Retour sur un royaume en ruines.
La brume gorgée de pluie enveloppe le morne du Bonnet-de-l'Evêque. Soudain, un coup de vent révèle la pointe nord de la citadelle, perchée sur la cime. Comme si la proue d'un vaisseau fantôme surgissait, à 1 000 mètres d'altitude. Vaisseau de pierres venu du ciel qui aurait jeté l'ancre dans cette végétation tropicale et ces parcelles de bananiers et de caféiers. A la barre : l'esprit d'Henri Christophe, ancien esclave puis général en chef de l'armée, devenu premier roi noir d'Haïti, autocouronné en 1811, jusqu'à son suicide, vingt ans plus tard.
La citadelle construite par le roi Christophe, gigantesque et mégalomaniaque ouvrage guerrier, avait d'ailleurs pour premier objectif de repousser une éventuelle nouvelle tentative d'invasion française. L'ennemi n'est jamais revenu. Et les plus de 200 canons, pointés vers les quatre coins cardinaux depuis les galeries où coule le brouillard par les meurtrières, sont restés muets pour l'éternité. Laferrière est une ville labyrinthe construite entre ciel et terre pour être inexpugnable, avec ses deux seules portes d'entrée pour ses 8 000 m2 de superficie au sol. Un dédale d'escaliers, de galeries, de cours, de cuisines, de salles de gardes, capable dit-on d'héberger une garnison de milliers de soldats sur six étages. Sur les toits, des réservoirs étaient prévus pour récolter l'eau de pluie et tenir en cas de siège. Des milliers d'hommes ont travaillé des années durant à monter les énormes blocs de pierre en haut du morne, «cimentés» avec un mélange de chaux et de sang de boeuf.
«Nous n'avons pas d'orgueil parce que nous n'avons pas de souvenirs, disait Henri Christophe. J'apprendrai l'orgueil à mon peuple dussé-je pour cela lui briser les reins de travail.»
Le petit royaume de Christophe cantonné au nord d'Haïti car, à peine l'indépendance proclamée, le pays s'enfonçait dans une longue période de divisions et de troubles n'est plus qu'une ombre famélique de ce qu'il fut à l'époque, territoire prospère chargé de fruits, de bois précieux et des plus riches plantations de canne à sucre et de café du monde. Cap-Haïtien rebaptisé Cap-Henri évidemment était alors un des ports les plus fréquentés des Amériques. Mais le roi avait transféré la capitale à Milot, aux pieds du morne du Bonnet-de-l'Evêque, aux pieds de la citadelle donc, vers l'intérieur des terres, toujours par souci d'une meilleure défense en cas d'invasion. Le monarque y fit construire un hôpital, une imprimerie, des écoles, une académie d'art, une caserne... et bien sûr son «Versailles haïtien», le palais Sans-Souci.
De Milot, aujourd'hui, il ne reste qu'un petit bourg poussiéreux où s'alignent pauvres maisons et cases de tôle le long des rues défoncées. Le palais Sans-Souci n'est pas mieux portant, qui a été presque rasé par un tremblement de terre en 1843. Ne restent que quelques pans de hauts murs avec leurs bas-reliefs de fausses colonnes doriques. Les sols rongés par la végétation ont été rendus aux poules, aux cabris et aux gamins de Milot. Les canaux qui descendent des monts sont encore là. Leur eau fraîche passait sous les dalles du palais en guise de climatisation. Au centre d'une immense cour est planté un caïmitier plusieurs fois centenaire sous lequel, raconte Napoléon Dupin, le roi Christophe rendait sa justice. «Il était implacable, se félicite le vieux guide, et mettait directement en prison les parents qui n'envoyaient pas leurs enfants à l'école.»
Au palais du roi Christophe se tenaient des fêtes qui pouvaient durer plusieurs jours et où toute la cour se devait d'être présente : le prince du Trou Dondon, le duc de la Marmelade, le comte de Limonade, ou celui de l'Acul, le baron de la Seringue... Des noms venus des lieux-dits et des plantations des campagnes environnantes. Christophe ne manquait cependant pas d'imagination et aurait aussi décerné à l'un de ses fils issu d'un adultère le titre de «duc des Variétés». «Car c'est pour varier mes plaisirs que j'ai fait infidélité à ma femme», disait-il.
«Le règne de Christophe fut une dictature dite "éclairée", avec l'ordre comme projet de société, qui s'appuyait sur une élite noire, estime l'historien Eddy Lubin, à Cap-Haïtien. Ce ne fut que la reproduction d'un système semi-féodal avec l'attribution de terres à une nouvelle noblesse issue de la haute hiérarchie militaire de l'époque.» D'une certaine manière, malgré l'indépendance conquise par les esclaves et fils d'esclaves, le petit royaume ne faisait que reproduire le schéma des «colonisateurs» blancs qui venaient d'être jetés dehors.
Comme l'immense majorité des chefs d'Etat que devait ensuite connaître Haïti, Henri Christophe, tyranneau pour les uns, visionnaire bâtisseur pour les autres, finira mal en se tirant une balle en or en pleine tempe, en octobre 1820, plutôt que d'affronter une révolte de ses sujets. Une poignée de ses derniers fidèles l'enterra à la va-vite dans la citadelle où, dit aujourd'hui une plaque grandiloquente, «seule la poussière impalpable de la dépouille tragique du monarque défunt frôle invisiblement les murs», toujours étranglés par les tentacules de la brume.